Tremblement de terre : Drame humanitaire et crimes de masse
Le 6 février 2023, deux tremblements de terre ont frappé la Turquie et la Syrie et ont fait des dizaines de milliers de morts et de blessés. Des villages et des villes sont entièrement détruits et des centaines de milliers de personnes sont devenues sans abri dans des conditions hivernales difficiles. Nous sommes témoins de l’un des tremblements de terre le plus meurtrier et destructeur du dernier quart de siècle. Au moment de la rédaction de ce communiqué, des sources officielles déclaraient le nombre de décès à plus de 30’000. Or ce chiffre devrait hélas encore augmenter selon les estimations des Nations Unies[1]. Des milliers de personnes sont toujours sous les décombres et attendent d’être secourues dans un contexte de mauvaise coordination, de manque d’équipements, de ressources, d’eau potable et de chauffage dans les régions touchées.
Mesopotamia Observatory of Justice (Mojust) exprime ses plus sincères condoléances aux familles, sa sympathie et sa solidarité à toutes les personnes touchées et reste en contact avec des organisations et des institutions civiles de la région pour identifier les besoins et mobiliser son soutien.
Quelques heures après la catastrophe, le monde entier s’est mobilisé pour venir à l’aide de la population touchée. Cependant, la manque de coordination a empêché une mobilisation effective qui aurait pu permettre de sauver la vie de milliers de personnes.
Face aux critiques visant les institutions étatiques qui ne sont pas intervenues dans l’immédiat, le président turc Recep Tayip Erdoğan a menacé les familles, les organismes et les personnalités qui se sont rendues sur place et qui ont appelé à l’aide, de « traître » et « sans honneur »[2]. Ensuite, il a déclaré l’état d’urgence dans les villes touchées par le tremblement de terre jusqu’au 7 mai 2023. Cette décision est sévèrement critiquée par les organisations de défense des droits humains et toute l’opposition politique. En effet, l’exécutif dispose déjà des pouvoirs très larges conférés par différentes lois, y compris la loi n° 7269 sur les catastrophes affectant la vie publique et l’assistance à apporter dans les régions touchées et les précautions à y prendre. Dans ce cadre, l’état d’urgence décrété apparaît comme inutile et disproportionné au vu de sa durée, prolongeable, et les pouvoirs supplémentaires que le parti au pouvoir s’est arrogé. Fort de ces prérogatives juridiques qui ne sont soumis à aucun contrôle démocratique, les menaces directes contre les personnes engagées et contre les organismes de la société civile, qui mettent en cause la gouvernance de la crise, s’accentuent. Cette situation risque également de perturber tous les travaux humanitaires dans la région touchée.
L’état d’urgence accorde au gouvernement le pouvoir de limiter davantage la liberté de mouvement et les communications dans les villes touchées par le tremblement de terre. Selon les dispositions pénales de la loi n° 2935 de 1983 sur l’état d’urgence et la loi relative à « la lutte contre la désinformation », ceux et celles qui « diffusent des informations fausses, exagérées, propagent des rumeurs et des nouvelles avec une intention particulière de provoquer la panique et l’agitation du public » seront condamnées à des peines de prison. Des rapports faisant état de pratiques abusives restreignant la liberté d’expression et la liberté des médias dénoncent l’application abusive des lois pénales.
Le jour du tremblement de terre, le président du Conseil suprême de la radio et de la télévision, Ebubekir Şahin, a tweeté ceci : « aucune institution médiatique n’a le droit de faire des émissions démoralisantes », « [le Conseil] ne peut pas ignorer les institutions qui diffusent des émissions manipulatrices de mauvaise foi ». Depuis la déclaration de Şahin et d’Erdogan la police turque a arrêté des dizaines de personnes pour leurs publications sur les réseaux sociaux. Au moins 15 journalistes ont fait l’objet d’obstructions, d’enquêtes et d’agressions physiques à la suite de reportages liés au tremblement de terre.[3] Le Twitter a été bloqué sur les principaux fournisseurs de téléphonie mobile turcs, empêchant de relayer certaines critiques, mais aussi les appels à l’aide des survivants : beaucoup de personnes sous les décombres ou des personnes au seuil des bâtiments en ruine et désespérées de ne pas voir les secours arriver, envoyaient leurs appels à l’aide sur Twitter[4].
Des rapports inquiétants proviennent également des prisons situées dans des zones touchées par le tremblement de terre. Tous les efforts des familles désirant obtenir des informations sur leurs proches sont sans résultat. De même, il n’y a pas eu de réponse jusqu’à présent aux appels des avocats et des ONG qui demandent au gouvernement l’autorisation pour les prisonniers d’appeler leurs familles qui se trouvent dans la zone touchée par le séisme. Alors que de nombreux détenus sont transférés dans différentes prisons du pays, aucune explication n’a encore été communiquée par le ministère compétent sur leur situation. Le média a également diffusé des informations selon lesquelles une émeute a eu lieu dans la prison de type L de Hatay et qu’elle a été violemment réprimée. Le ministère de la Justice a annoncé le décès de trois prisonniers au cours de l’intervention.[5]
Sous pression des critiques en masse, appuyées par les journalistes et les politiciens sur place, le régime a finalement déployé ses forces dans les zones touchées par les séismes. En lieu et place de coordonner des milliers de camions envoyés par la société civile dans les dix villes touchées, le pouvoir en place a confisqué une majeure partie des aides fournies pour les confier à un organisme, la Présidence de gouvernance de l’urgence et du désastre (AFAD), dont les dirigeants n’ont, selon les informations partagées par l’opposition, aucune formation en la matière. Face au drame humanitaire, les aides récoltées par la société civile ont été confisquées et confiées à des groupements religieux proches du régime. Il n’est pas certain que ces aides aient été distribuées[6].
Dans la distribution des aides, le régime a adopté des critères discriminatoires en ce sens que la priorité a été donnée aux régions ayant voté pour le parti au pouvoir. Ainsi, les villes ou les quartiers majoritairement kurdes ou de croyance alévite ont été négligés, voire ignorés[7]. Bien que les villes en ruine aient pu compter sur les aides fournies malgré les obstacles du régime, des milliers de villages attendent encore l’arrivée des secours. Dans les rues et dans les cours des hôpitaux les corps sans vie sont entassés. Ce jour, le gouvernement manipule le nombre des victimes pour en tirer des conclusions.
Selon les témoignages et les rapports qui viennent de la région, une politique de modification de la composition des villes sinistrées est déjà en place et le président turc Erdogan annonce la reconstruction des villes, laquelle sera très probablement, comme par le passé, confiée à quelques compagnies proches du gouvernement.
De plus, l’état d’urgence est annoncé jusqu’au 7 mai 2023, soit à une semaine avant la date officieuse déclarée par le gouvernement pour les prochaines élections législatives et présidentielles. Bien qu’il ne soit plus certain que les élections aient lieu à la date annoncée, les ONG des droits humains rappellent l’expérience des précédentes élections législatives et présidentielles en 2018, tenues sous l’état d’urgence décrété à l’échelle nationale, où les candidats de l’opposition et des médias indépendants avaient été réduits au silence, empêchant ainsi les électeurs et l’opposition d’exercer pleinement leurs droits politiques. La société civile en Turquie craint que le gouvernement essaie de nouveau de mettre en place un dispositif similaire empêchant la tenue des élections libres.
En outre, les forces de l’ordre ont débuté le lynchage des réfugiés, en particulier syriens. En effet, quelques cas qualifiés de vandalisme dans les ruines ont donné lieu à des dizaines de vidéos diffusés dans les réseaux sociaux où les policiers en uniforme torturent à mort des réfugiés accusés de vols. Il n’existe aucune information sur les faits reprochés, mais on voit des personnes mis à nus ou au sol par des policiers qui les tabassent à mort avec des matraques. Ces scènes de torture sont applaudies par les médias proches du régime qui encouragent ces crimes. Fort de ces encouragements, nous avons commencé à voir des vidéos similaires où des civils lynchent des immigrés. Des injures racistes sont le point commun des vidéos. Ces scènes sont une honte pour la dignité humaine et elles violent le droit à la vie et la prohibition de la torture et des mauvais traitements. Cela démontre aussi l’absence d’un État de droit en ce sens que les forces de l’ordre s’arrogent, grâce à l’impunité garantie par le pouvoir en place, le droit de condamner sur le champ des civils. Ceci n’est pas nouveau dans la mesure où durant les guerres de rue au Kurdistan de Turquie (Est et Sud-est de la Turquie) en 2015, des annonces faites aux forces de l’ordre se résumaient ainsi : « tout est permis dans le cadre de la répression, une impunité totale est garantie aux forces de l’ordre et aux paramilitaires déployés dans les villes ».
Nous avons appris que dans quelques villes il y a eu des heurts entre différents groupes. Cela incite les secours arrivés depuis l’étranger à quitter la Turquie où le régime vise à ne plus avoir le regard des secouristes venus du monde entier face à un scénario de désastre créé, dirigé et contrôlé par le gouvernement.
Il est plus que jamais important de suivre de près l’évolution de la situation en Turquie où la crise humanitaire s’approfondit face à un gouvernement qui l’instrumentalise à ses propres fins.
Nous invitons les gouvernements, les organisations humanitaires, les organisations non gouvernementales et toutes les bonnes volontés individuelles à fournir leurs aides par des canaux fiables en s’assurant que les aides parviendront aux victimes.
Nous invitons toutes les associations et organismes de défense des droits humains à se pencher sur les crimes commis depuis le début de la crise humanitaire, à commencer ceux commis par les forces de l’ordre, qui sont censés faire régner la suprématie de la loi et non l’inverse.
Le Comité international contre la torture doit dans ce cadre se pencher rapidement sur les violations commises et inviter la justice turque à poursuivre en justice les auteurs. Ce jour, nous avons appris le décès d’une des personnes torturées. Mojust pourra dans ce cadre fournir les vidéos qui nous sont parvenues.
Ensuite, il convient d’enquêter sur les discriminations dont sont victimes les survivants des tremblements de terre dans la distribution des aides.
La Fondation Mojust est dans ce cadre prête et disposée à servir de pont entre la société civile en Turquie, au Kurdistan et les organismes se trouvant en Suisse. Elle est également disposée à contribuer à toutes les initiatives qui peuvent se mettre en place en Europe et dans le monde.
Mojust demande instamment aux autorités turques d’abroger l’état d’urgence et de recourir uniquement aux pouvoirs conférés par la législation existante, conçue spécifiquement pour la réaction aux catastrophes et de veiller à ce que toute mesure prise dans ce contexte soit strictement nécessaire et proportionnée pour faire face à la crise actuelle. Une telle intervention est la seule conforme aux obligations internationales de la Turquie en matière de droits humains.
Mojust appelle en outre la communauté internationale à suivre de près les développements en Turquie et l’impact que ces mesures urgentes décrétées pourraient avoir sur les droits humains et les libertés fondamentales, en particulier dans le contexte des prochaines élections.
Nous profitons à cette occasion de remercier toutes les organisations et les particuliers pour leur sensibilité et leur solidarité de ces derniers jours.
Mesopotamia Observatory of Justice
[1] La communiquer de presse d’OMS : https://www.rts.ch/info/monde/13764110-les-recherches-se-poursuivent-pour-extraire-les-survivants-du-seisme-en-turquie-et-en-syrie.html (Consulté le 12 février 2023)
[2] http://mezopotamyaajansi35.com/tum-haberler/content/view/197305 (Consulté le 12 février 2023)
[3] Le rapport de MLS et l’article concerné https://www.mlsaturkey.com/en/update-11-02-journalists-covering-quake-aftermath-continue-to-face-obstacles/ (Consulté le 12 février 2023) et http://mezopotamyaajansi35.com/search/content/view/198010?page=1?page=1&key=de0d530287f008616778a5761a348725 (Consulté le 12 février 2023)
[4] Le communiqué de presse des Organisations de Droit de l’Homme et l’article de presse : https://www.lecho.be/economie-politique/international/general/reportage-en-turquie-nous-n-avons-pas-besoin-d-un-etat-d-urgence-nous-avons-besoin-de-l-etat/10446736.html et https://www.omct.org/en/resources/statements/türkiye-uphold-human-rights-during-earthquake-response (Consulté le 12 février 2023)
[5] https://www.gazeteduvar.com.tr/hatay-cezaevinde-deprem-isyani-3-olu-haber-1602478 (Consulté le 12 février 2023).
[6] L’article paru dans le quotidien Cumhuriyet et sur le site internet Diken: https://www.cumhuriyet.com.tr/siyaset/hdpli-belediyenin-topladigi-deprem-yardimina-el-konuldu-2049373 et https://www.diken.com.tr/hatay-samandag-belediye-baskani-bize-gelen-yardimlara-el-kondu/ (Consulté le 12 février 2023)
[7] L’article de l’Agence de Presse Mésopotamie et du journal Özgür Politika: http://mezopotamyaajansi.com/search/content/view/197958?page=1&key=e889450c6c6501517d3353e64d29650c et https://www.ozgurpolitika.com/haberi-kurt-oldugumuz-icin-yardim-verilmiyor-173318(Consulté le 12 février 2023)
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